Faisant le constat objectif d’un risque de marginalisation face à leurs concurrents américains et chinois sur la seule base d’une part sans cesse réduite dans le nombre de lancement réalisés, start-ups et acteurs établis européens se sont lancés depuis le début de la décennie 2020 dans le développement de petits lanceurs, espérant s’imposer sur le marché en plein essor des constellations de petits satellites, qu’il s’agisse d’y servir des besoins de télécommunications ou d’observation de la Terre. C’est là un tournant historique pour l’industrie européenne des lanceurs qui avait jusqu’ici joué la carte de capacités d’emports moyens (famille Vega) et lourds (famille Ariane), dans le cadre par ailleurs très balisé d’investissements mutualisés sous l’égide de l’Agence Spatiale Européenne. A l’occasion de l’édition 2025 du salon Space Tech Expo de Brême qui donnera l’occasion à bon nombre de ces acteurs d’y présenter leurs offres, Toulouse Space Team se penche sur cet enjeu clef pour la filière spatiale européenne.
Une Europe soucieuse de transformer son modèle pour rester dans la course à l’accès à l’espace
2026 a toutes les chances d’être une année fondatrice pour l’industrie des petits lanceurs européens. Si l’Europe veut rester un acteur crédible dans la course au transport spatial face aux ambitions et aux moyens affichés par ses concurrents américains et chinois, elle devra en effet transformer en profondeur ses modes de financement, de développement et de gouvernance. Si l’échec du lancement de Spectrum de l’allemand Isar Aerospace en mars 2025 a marqué un revers, la dynamique européenne reste vive avec plusieurs projets prometteurs, comme RFA One (Rocket Factory Augsburg, Allemagne), Prime (Orbex, Royaume-Uni), Zéphyr (Latitude, France) ou encore Miura (PLD Space, Espagne). Difficile à ce stade de prédire lesquels réussiront, mais l’enjeu est crucial : il s’agira d’une étape clef pour le spatial européen qui, jusqu’à présent, s’est historiquement concentré sur les lanceurs moyens (famille Vega) et lourds (famille Ariane). A titre de comparaison, Ariane 6 a une capacité de transport comprise entre 10 et 20 tonnes là où un petit lanceur embarque entre 200 kg et 1 tonne seulement.
Un marché en expansion… vraiment ?
Bien que SpaceX ait capté, à lui seul, pas moins de 87 % du tonnage orbital mondial déployé en orbite en 2024 au travers de 134 missions, les petits lanceurs peuvent espérer prendre une part significative du marché dans les années à venir. Avec l’essor des constellations de petits satellites, la demande pour des lancements dédiés et flexibles est en effet en croissance, offrant un créneau aux fabricants de mini-lanceurs. Pour autant, quel sera le nombre de constellations susceptibles d’atteindre l’orbite, c’est-à-dire d’avoir en amont réussi à convaincre des investisseurs de la robustesse de leurs plans d’affaires ? De toute évidence, peu nombreux seront les élus, comme viennent de le démontrer les insignes difficultés rencontrées par des opérateurs aussi établis que Telesat et Eutelsat One Web à financer leurs première (Lightspeed) et deuxième (OneWeb Gen 2) générations de satellites de télécommunications en orbite basse. Par ailleurs, si la constellation souveraine européenne IRIS2 offrira probablement d’ici 2030 l’opportunité de quelques lancements pour les offreurs continentaux de petits lanceurs, elle ne représentera finalement qu’un marché somme toute limité, sur lequel il y a par ailleurs toutes les chances que les familles Vega et Ariane soient également positionnées par AVIO et ArianeGroup. Enfin, le marché institutionnel européen, tel qu’il se dessine sur la décennie à venir au-delà du seul programme IRIS2, nous semble objectivement trop étroit pour justifier la crédibilité économique, et donc la pérennité à terme, d’un grand nombre d’acteurs sur ce segment de marché. Compte tenu du grand nombre de projets aujourd’hui sur la ligne de départ, il nous semble donc aussi peu probable que tous échappent à la perspective d’une sévère vague de consolidation.

Une somme d’avantages stratégiques non négligeables
Les petits lanceurs présentent de nombreux avantages stratégiques. Le premier d’entre eux est de pouvoir déployer des satellites plus petits en orbite basse, offrant davantage d’autonomie pour les programmes de lancement. Contrairement aux gros lanceurs, qui doivent embarquer plusieurs satellites de différents acteurs pour être rentabilisés, les petits lanceurs facilitent des missions ciblées, rapides et adaptées à des calendriers de déploiement serrés. Le développement de l’orbite basse répond également à une véritable demande du marché, comme la mise en orbite de constellations de mini-satellites pour des opérateurs privés ou encore des lancements de cubesats pour des acteurs universitaires à des fins de démonstration scientifique à petite échelle. Ce segment permet donc de faire entrer de nouveaux acteurs et de développer de nouvelles applications. Dernier atout, et non des moindres : un petit lanceur réduit le délai entre la demande de lancement et l’opérationnalisation de son passager, permettant un « lancement à la demande », car plus simple à fabriquer qu’un lanceur de (plus) grande capacité.
Une industrie spatiale conventionnelle qui se repositionne face à ces opportunités
Toutes ces raisons poussent les acteurs conventionnels à se tourner vers les petits lanceurs, qu’il s’agisse de capter un marché en pleine croissance, mais aussi de bénéficier des financements publics européens dédiés à ce nouveau segment, tout en accélérant ses avancées technologiques. C’est par exemple le cas d’ArianeGroup, qui s’y engage sur deux fronts. D’une part à travers le programme Themis, porté par l’ESA, qui vise à développer un premier étage de mini-lanceur réutilisable, véritable démonstrateur technologique. D’autre part via sa filiale à 100% MaiaSpace, jeune pousse du NewSpace dotée d’une gouvernance autonome et qui développe un mini-lanceur réutilisable : Maia. Propulsé par le moteur Prometheus, fonctionnant au méthane – plus économique que les carburants traditionnels – ce lanceur vise un premier vol en 2026.
Trois défis industriels clefs
Malgré tous ces atouts et l’engagement d’acteurs de premier plan, il demeure difficile aujourd’hui d’affirmer avec certitude que l’Europe spatiale parviendra à percer sur ce segment. Le pari des petits lanceurs reste en effet audacieux et les acteurs du secteur devront faire face à trois défis industriels majeurs pour s’imposer : en premier lieu, parvenir à réduire le coût de mise en orbite pour faire en sorte de descendre bien en dessous de la barre fatidique des 10 000 $/kg ; en second lieu, accroître progressivement la capacité d’emport afin de générer des économies d’échelle et capter un marché de plus en plus large ; en troisième et dernier lieu (et peut-être surtout), accélérer les cycles de développement, de la conception à la production. Il n’est en effet plus question de mettre autant de temps à développer un petit lanceur qu’un lanceur lourd, sous peine de rater tous les marchés. Cela impose une rupture culturelle pour rompre avec le dogme du risque zéro, selon lequel aucun lancement ne doit être tenté sans garantie totale de succès. Le « Test and Learn », le prototypage rapide, les tests en boucle courte et l’allègement des exigences documentaires doivent devenir la norme pour cette nouvelle génération de lanceurs.
Vers l’émergence d’un nouveau modèle public-privé pour le financement des petits lanceurs
Au-delà de ces défis industriels, la course aux petits lanceurs représente pour l’Europe une occasion historique de réinventer son modèle de financement. Le défi : bâtir une coopération efficace entre fonds publics et initiatives privées pour soutenir des projets crédibles sans diluer les ressources. C’est tout l’enjeu de l’European Launcher Challenge, lancé en novembre 2023 sous l’égide de l’Agence Spatiale Européenne. Pensée pour stimuler l’émergence de nouveaux lanceurs spatiaux européens, cette initiative entend soutenir un petit nombre de champions — avec jusqu’à 169 millions d’euros par entreprise retenue — en misant sur des critères précis : réutilisabilité du lanceur, choix technologiques (comme le moteur méthane Prometheus), niveau de verticalisation ou encore compétitivité des coûts. Ce dispositif marque un tournant : un véritable partenariat public-privé, où les financements européens ne visent plus à porter seuls les projets, mais à jouer un rôle d’amorçage et d’accélérateur. Parmi les douze candidatures reçues, cinq sociétés – issues d’Allemagne (Isar Aerospace, Rocket Factory Augsburg), de France (MaiaSpace), d’Espagne (PLD Space) et du Royaume-Uni (Orbex) – ont été retenues en juillet 2025 pour entrer dans la seconde phase de sélection. L’initiative repose sur deux volets complémentaires : un contrat sur les services de lancement institutionnels (2026–2030) et un support au développement technologique incluant un premier vol orbital avant fin 2027, suivi d’une démonstration de capacité améliorée avant 2028.
2026 : horizon indépassable dans la structuration de l’industrie européenne des petits lanceurs ?
Si la bataille pour le leadership européen dans les petits lanceurs est bel et bien lancée, de nombreuses questions restent en suspens. Faut-il aller vers une verticalisation plus forte de la filière ou encore vers une spécialisation par types de missions et de clients ? Comment garantir une demande institutionnelle suffisante pour faire émerger des champions et assurer la souveraineté européenne ? Le dynamisme du secteur des mini-lanceurs peut-il questionner le principe du retour géographique, qui fige et contraint les grands programmes spatiaux européens ? Autant de questions auxquels nous pensons que l’année 2026 devrait apporter quelques premiers éléments de réponse.








